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Le vin accompagne le plaisir d'être entre amis

Henri de Toulouse Lautrec, Dîner chez M. et Mme Natanson - Museum of Fine Arts, Houston, TX, EU

DÎNER CHEZ MONSIEUR ET MADAME NATANSON

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) 

1898

Museum of Fine Arts, Houston, TX, Etats-Unis

 

 

Au XIXe siècle, associer les bons vins à la bonne chère devient une manière de faire honneur à ses amis. Gilbert Garrier nous rappelle dans son "Histoire sociale et culturelle du vin" (Larousse) que lorsque se généralisera à la fin du siècle le "service à la russe" et que succèdent huit à dix plats apportés l’un après l’autre, il devient plus naturel d’accorder mets et vins, quitte à bousculer les usages qui avaient prévalu jusque-là. Le foie gras qui succédait jusqu’alors aux rôtis, est servi en premier avec un vin puissant et doux. Suivent les crustacés et des poissons qui s’accordent mieux avec des vins blancs plus légers, plus secs et plus aromatiques comme le Chablis et le Meursault, étant servis assez jeunes. 

C’est ce qu’illustre Henri de Toulouse-Lautrec en nous montrant ses amis Natanson, chez qui il venait souvent dîner, à table devant un plat d’huîtres et des verres de vin blanc. La jeunesse du vin permet sans difficulté l’usage de la carafe. Les vins rouges ne paraîtront que pour la seconde partie du repas, sur les viandes, les volailles et le gibier. Aujourd’hui, les nouveaux impératifs de tempérance aidant, de plus en plus nombreux sont ceux qui considèrent qu’un seul grand vin peut se suffire à lui-même.

Toulouse-Lautrec, post-impressionniste, partage avec les Nabis l’esthétique des aplats colorés. Il annonce l’Art Nouveau et les fauves par l’audace de ses coloris, et les expressionnistes par sa violence d’’expression née de son drame personnel (la maladie l’a rendu difforme). La liberté du sujet, du ton et de la ligne annoncent l’art moderne. Artiste indépendant, il s’éloigne des styles de son époque. Son acuité et son sens de la psychologie lui permettent de saisir ses modèles sur le vif, dans l’immédiateté de leur être, quel que soit leur milieu social. L’artiste se concentre sur la force expressive du dessin, au trait aigu et rapide (source : Patricia Fride-Cassarat).

 

Thaddée Natanson a été en 1889 le co-fondateur avec des frères de la « Revue blanche » dont il était le directeur-gérant. La revue fut pendant quatorze ans le porte-parole de l’intelligentsia culturelle et artistique de l’époque. Il épousa Misia Godebska, femme flamboyante de grande culture (dont il divorça quelques années plus tard). La « Reine de Paris » fut le modèle de Renoir, Toulouse-Lautrec, Vuillard et Bonnard. Les Natanson invitaient régulièrement leurs amis écrivains et artistes à dîner. Thaddée Natanson fut l’auteur d’un livre sur Toulouse-Lautrec. Celui-ci crée ici en quelques traits une œuvre pleine d’audace dans les accords de tons vifs et d’ombres colorées.

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Dans les campagnes du XIXe siècle et jusqu’en 1950, le vin se boit le plus souvent entre hommes. En ville, il en va parfois de même. Si depuis l’Antiquité on ne goûte bien le vin qu’en société, le vin devient alors le vin de l’amitié. Bien que largement présent, ce thème n’aura été que peu abordé par les peintres. C’est avec le XIXe siècle qu’il est illustré, développé principalement par les peintres du courant impressionniste, du pré-impressionnisme au postimpressionnisme : Manet, Monet, Renoir et Toulouse-Lautrec.

3. Courbet décrit la scène de L’après-dînée à Ornans : « c’était au mois de novembre, nous étions chez notre ami Cuenot, Marlet revenait de la chasse et nous avions engagé Promayet à jouer du violon devant mon père ». Le tableau baigne dans une faible lumière qui est celle d’un après-midi d’automne, la dînée qu’évoque le titre du tableau étant à cette époque le repas de midi et non celui du soir. Elle éclaire les visages, la nappe et le personnage de dos, laissant le reste de la pièce dans la pénombre ; on devine à peine une imposante cheminée à l’arrière-plan. Les couleurs sont peu nombreuses et plutôt sombres, des noirs profonds, des bruns et des gris. Les taches claires que constituent la nappe blanche et le vêtement beige du chasseur ressortent d’autant plus. Les habits chauds des personnages et la présence du chien de chasse contribuent à situer la scène en automne. Courbet représente aussi avec réalisme les restes du repas sur la table et même une grosse tache de vin sur la nappe ! Il ne cherche pas à enjoliver la scène, mais à la représenter dans toute sa réalité. Enfin, sa composition est construite en profondeur et donne parfaitement l’illusion de l’espace. Tous ces éléments contribuent à évoquer avec force un monde réel et familier. Avec L’Après-dînée, Courbet obtient un grand succès au Salon de 1849, et même une médaille d’or ! Delacroix ne tarit pas d’éloges : « Avez-vous vu rien de pareil, ni d’aussi fort […] ? Voilà un novateur, un révolutionnaire aussi, il éclot tout à coup sans précédent. » L’État achète le tableau et l’envoie au palais des Beaux-Arts de Lille. Quant à la petite ville d’Ornans, elle réserve un accueil triomphal à l’enfant du pays ! (source : Françoise Besson, Panorama de l’art).

 

4. Le XIXe siècle voit apparaître en France le pique-nique à l’anglaise.  Avec le chemin de fer, la petite bourgeoisie part déjeuner sur l’herbe au bord de la Seine à Argenteuil. Ce plaisir champêtre sert de prétexte à un tableau qui a beaucoup fait parler de lui, le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Pour la première fois dans l’histoire du Salon officiel et annuel de Paris, on permet en 1863 aux artistes refusés d’exposer leurs œuvres dans une petite salle annexe à l’exposition principale, où les visiteurs peuvent les découvrir : c’est le fameux Salon des Refusés. Édouard Manet, en y exposant trois œuvres controversées, s’impose comme une figure de l’avant-garde. Parmi elles, la composition centrale de son Déjeuner sur l’herbe suscite les réactions les plus vives. Dans cette œuvre, Manet y confirme sa rupture avec le classicisme et l’académisme. Mais la polémique vient moins du style de la toile que de son sujet : si le nu féminin est déjà répandu et apprécié, à condition d’être traité de façon pudique et éthérée, il est encore plus choquant de faire figurer dans la même composition deux hommes tout habillés. Une telle mise en scène exclut en effet la possibilité d’une interprétation mythologique et donne au tableau une forte connotation sexuelle. Le Déjeuner sur l’herbe ne fait pourtant que s’inspirer d’une œuvre de Raphaël représentant deux nymphes, et du Concert champêtre du Titien, la seule différence avec ces deux peintures étant les vêtements des deux hommes. Manet, de cette manière, relativise et ridiculise les goûts et les interdits de son époque. Le vin sous la forme d’une bouteille vide parmi les restes d’un pique-nique n’est là que pour la mise en scène. Mais a-t-on déjà vu un pique-nique à la française sans vin ?

5. Dans la réplique à ce tableau, Claude Monet en 1865-1866 dans Déjeuner sur l’herbe  met en scène une récréation bourgeoise et amicale avec Camille Monet et les peintres Gustave Courbet  et Frédéric Bazille. Ils boivent et mangent sur une simple nappe étendue et lestée de bouteilles. Mais puisqu'il s'agit d'une démonstration du nouveau style impressionniste, l'accent est mis plus sur les effets de lumière que sur le sujet comme tel.

8. Auguste Renoir immortalise en 1881 le restaurant d’Auguste Fournaise  et sa terrasse sur l’eau avec le Déjeuner des canotiers. Le collectionneur Duncan Phillips dira de cette œuvre : « elle est débordante d’une bonne humeur contagieuse ». Elle respire la joie de vivre. Le vin est comme mis en scène, il est situé à l’épicentre du tableau et joue ici un rôle actif essentiel. Il contribue à créer une ambiance heureuse et sereine parmi tous ces amis. Il s’agit très probablement du vin des coteaux voisins. On peut juger de sa réputation à cette époque dans cette citation de Maupassant : « Il se comparaît lui-même à un homme qui goûterait coup sur coup, les échantillons de tous les vins et ne distinguerait bientôt plus le château Margaux de l’Argenteuil ». Vinifié sans grand soin, fortement chaptalisé et produit à partir des cépages à fort rendement les plus divers, le vin d’Argenteuil n’était pas bien fameux, mais économique.

15. Les rencontres entre amis peuvent être plus intimes. Cela n'empêche nullement le respect des usages du monde à Philadelphie dans ce petit salon victorien de la maison familiale du peintre : le porto, bien sûr servi en carafe, est la boisson de rigueur de cette fin d'après-midi (comme le suggère la lumière) pour ces Joueurs d'échecs. Thomas Eakins est un peintre réaliste qui a fait ses classes en France et qui est très apprécié aux Etats-Unis.

 

16. Marie et Félix Bracquemond était amis avec Manet, Degas, ainsi qu'avec Alfred et Eugénie Sisley, qui étaient leurs voisins à Sèvres et qui viennent dîner chez eux.

 

17. Dans Le Vin du curé, Jean-Louis-Ernest Meissonnier nous dépeint quelques années auparavant, en 1860, l'intérieur modeste d’un curé de campagne. La nappe toute blanche couvre une table pliante sur laquelle reposent les restes d'un déjeuner frugal dont le vin a été le principal attrait. C’est probablement un vin du même type que celui décrit pour le tableau précédent de Renoir : un vin rouge des rives de la Seine (a), d’un de ces vignobles « plus fumés que de raison », près de Poissy, où habitait Meissonnier. Mais à la fin du déjeuner et avec les fruits, le vin paraît meilleur. Le verre à la main, le bon curé en détaille tout le mérite à son invité. Celui-ci ne discute pas, sourit et l’écoute amicalement avec complaisance, le bras droit appuyé sur la table et la main sur la jambe. Là encore, le vin est celui de la décontraction et de la détente. « Une heure après, dans un gai tête-à-tête, le verre en main ainsi que huit prélats (ils) rendaient  grâce à Dieu d’un bon repas » (Illustration pour Les contes rémois. 3e édition. 1858. Le Bon docteur). Le vin blanc dont disposait le curé était réservé pour la messe et offert à cet effet par des fidèles, en l’occurrence un vin de qualité, de Chanteloup-les-Vignes, également près de Poissy, un de ces vins qui eux, selon un bon auteur, pouvaient être comparés aux meilleures « tisanes de Champagne », c’est-à-dire, en langue de métier, aux plus légers de ses vins (Dion). Si l'Eglise catholique a choisi le vin blanc, ce n'est pas le cas des églises orthodoxes et de l'Eglise d'Angleterre, où le vin rouge est considéré comme celui de la tradition. Dans les communautés protestantes, tous les vins sont admis, y compris les vins d'apéritif. En Angleterre, on raconte qu'une église riche du centre de Londres utilise le champagne comme vin de messe la nuit de Noël. A Belgravia peut-être ?

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3. Le Grand-Prix de Longchamp était un moment fort de la saison mondaine et le dîner de clôture au pavillon d'Armenonville (au Bois de Boulogne) rassemblait de nombreuses personnalités et amis.

7. Se retrouver entre amis et partager mets et vins fins peut aussi avoir lieu au restaurant de façon moins mondaine. Aux plaisirs de la table et d'être ensemble s'ajoute alors celui de "sortir". C'est ce que faisait régulièrement John Sloane et ses amis écrivais et artistes de la "bohême" qui vivaient à Greenwich Village. Ils appréciaient de passer un bon moment au "Lafayette", car s'il était bien connu pour ses deux entrées, il l'était également et largement pour son excellente cuisine française et ses vins (b). Il fut détruit en 1953 pour laisser la place à un nouvel hôtel du même nom. Un détail : les taxis new-yorkais de l'époque étaient déjà jaunes ! Le style de Sloane nous fait penser ici à Dufy. Si les commerces de restauration sont attestés à toutes les époques et en tous lieux, ce n'est qu'en 1666 qu'apparaît le premier restaurant moderne, en Angleterre (celui du fameux chef François-Auguste de Pontac, fils d'Arnaud III de Pontac, l'artisan de la renommée internationale du Haut-Brion) et cent ans plus tard en France, alors que ce pays avait déjà acquis à l'étranger une solide réputation en matière de gastronomie. L’ouverture près du Louvre en 1765 d’un restaurant où un nommé Boulanger sert des consommés à base de viande et autres plats raffinés habituellement préparés par des traiteurs sur de petites tables ouvre la voie à l’émergence d’une nouvelle profession qui vient concurrencer le monopole de la corporation des traiteurs.

10. Si au XXe siècle, les peintres s’intéressent peu au vin comme catalyseur de l’amitié, après le cubisme et l’expressionnisme, la peinture de genre et le courant réaliste redeviennent d’actualité pendant l’entre deux-guerres avec le « retour à l’ordre ». Il permet quelques incursions dans le monde du vin. En Italie, il était en concurrence avec le futurisme. Baccio Maria Bacci, peintre figuratif, nous fait vivre les suites d’un déjeuner à Fiesole, petite ville toscane ancienne surplombant Florence. Il y a dehors comme une brume de chaleur et il n’y a aucune raison de s’y précipiter. Il règne une douce nonchalance et l’atmosphère est à la rêverie. L’un des convives se met à égrener des notes sur sa guitare ; le plan de table et le chien assis aux pieds de son maître laissent deviner qu’il s’agit d’un invité. Parmi les reliefs du repas, il y a une carafe de rosé, probablement une variété de Vin Santo, un vin doux de dessert, traditionnel en Toscane, qui pour les italiens invite à la méditation. Sans doute produit sur place, il s’agirait d’Occhio di pernice (œil de perdrix) accompagné de « ricciarelli » aux amandes. Partagé avec des amis, il est encore meilleur !

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